VOYAGE AU PAYS
DE LA PEUR

La crise en République centrafricaine

PAR PETER BOUCKAERT / PHOTOGRAPHIES PAR MARCUS BLEASDALE/VII

Le fonds Frank Karel pour les reportages multimédia

En novembre 2013, le photographe Marcus Bleasdale et moi-même avons entamé un long voyage d’un an pour décrire la spirale sanglante qui a conduit la République centrafricaine au carnage. Nous voulions attirer l’attention sur la crise terrible que connait ce pays, dont la plupart des gens dans le monde ignoraient l’existence même.

Un pays en fuite

Dans les salles de classe du nord de la République centrafricaine, les tableaux noirs affichent encore les dates de mars 2013.

Sur les tableaux noirs des classes du nord de la République centrafricaine sont encore inscrites les dates de mars 2013 – lorsque les rebelles de la Séléka prirent le pouvoir dans le pays et que commença le cauchemar centrafricain. Depuis, les rebelles armés de la Séléka – dont le nom signifie « alliance » dans la langue nationale du pays, le Sango – ont régné en semant la terreur, mettant à feu et à sang village après village, tirant au hasard sur la population civile depuis leurs pick-up, exécutant des agriculteurs en plein travail, torturant tout individu suspecté de comploter contre eux et assassinant femmes et enfants. Leur brutalité continue de se répandre comme un cancer mortel.

Dans notre 4x4 chargé d’essence, de nourriture, de matériel de camping et de tout ce qui pourrait nous être utile pour survivre dans les campagnes dévastées de Centrafrique, nous arpentons des routes qui n’ont pas vu passer un véhicule depuis des mois. Les gens prennent souvent notre véhicule pour celui de rebelles de la Séléka venus les attaquer. Ils s’enfuient, terrorisés. Un jour, nous avons dû nous arrêter au milieu de la route pour ne pas écraser le maigre baluchon d’une famille qui avait fui dans le bush en nous entendant approcher.

Sur la route, nous trouvons un bébé d’un an ou deux, en pleurs : ses parents l’ont abandonné alors qu’ils s’enfuyaient. Lorsqu’ils réapparaissent quelques minutes plus tard, après de longues parlementations, ils nous expliquent qu’ils ont marché toute la nuit pour atteindre Bossangoa, la capitale régionale, où près de 40 000 personnes vivent dans des conditions insalubres autour de l’église catholique. « Il y a tant d’enfants qui meurent de la malaria et de la fièvre typhoïde », nous dit le père de famille, épuisé.

Deux jours plus tard, la même scène se reproduit. Notre chemin est barré par des bagages abandonnés, et alors que nous descendons de la voiture pour dégager la route, nous entendons les cris d’un nourrisson. Nous avançons tant bien que mal dans le bush dense et broussailleux et trouvons un bébé, âgé d’un mois tout au plus, tombé du dos de sa mère lors de sa fuite effrénée. Cela nous a pris presque une heure de la convaincre qu’elle pouvait sortir du bush. Telle est la terreur inspirée par la Séléka, qui tire sur tous ceux qu’elle croise.

Dans les zones contrôlées par la Séléka, nous traversons pendant des heures des villages abandonnés et calcinés sans rencontrer âme qui vive. Des chèvres et des cochons errent dans ces villages fantômes, mais leurs propriétaires ont fui loin dans le bush pour échapper aux tueurs de la Séléka. La dévastation qui nous entoure nous laisse sonnés.

Les combattants

A Bossangoa, la capitale du Nord de la RCA, nous rencontrons finalement les combattants lourdement armés du mouvement rebelle majoritairement musulman de la Séléka. Ils tiennent un checkpoint à l’entrée de la ville. Nous nous fixons avec circonspection. La communication est difficile : la plupart des combattants de la Séléka ne parlent ni français ni Sango. Ils préfèrent communiquer dans leur langue natale, l’arabe, qui est aussi la langue de l’extrême nord-est du pays ainsi que du Tchad et du Soudan, pays d’origine de beaucoup des combattants étrangers qui ont rejoint les rangs de la Séléka.

Beaucoup de ces hommes ont combattu dans plusieurs rébellions depuis qu’ils ont été recrutés en 2002 par François Bozizé pour l’aider à prendre le pouvoir. Une fois président, Bozizé ne les intégra pas dans l’armée nationale et exacerba la discrimination historique à l’encontre des musulmans, dans ce pays à dominante chrétienne. Alors ces hommes retournèrent dans le bush pour combattre à nouveau.

Ils ont déjà essuyé une série de défaites face aux mystérieuses milices anti-balaka qui se sont constituées pour leur résister et des rumeurs circulent faisant état de massacres à grande échelle perpétrés par les anti-balaka contre des musulmans dans les campagnes isolées. Leur image d’invincibilité est en train de s’étioler.

Quelques jours plus tard, nous nous lançons sur les traces de la milice anti-balaka. Elle se déplace à pied, parcourt de longues distances pour mener ses attaques et se fiche bien de l’état des routes. Pour protéger ses bases des attaques de la Séléka, elle détruit les ponts et abat des arbres au milieu des routes pour bloquer la progression des 4x4 de la Séléka, que les combattants anti-balaka craignent.

A dix kilomètres de Bossangoa, sur la route qui nous mène à la localité commerçante de Ouham-Bac, nous sommes confrontés à un obstacle qui nous semble insurmontable : un pont a été détruit et il ne reste que deux barres métalliques pour relier les deux berges de la rivière profonde. Alors que nous nous sommes en proie au désespoir, des groupes de jeunes hommes portant les grigris distinctifs des anti-balaka émergent du bush. Ils pensent que ces grigris les protègent des balles. Nous expliquons l’objet de notre visite et ils acceptent d’ouvrir un pont pour nous. Ils descendent sur les berges et récupèrent de lourdes planches de teck qui forment la surface du pont. Le pont est réparé en moins d’une demi-heure. Nous traversons le pont branlant au volant de notre 4x4 lourdement chargé, conscients que le moindre écart peut nous précipiter dans les flots de la rivière.

Au sortir du pont tout juste remis en état, nous pénétrons dans le fief de la milice anti-balaka. Partout, des hommes, des garçons et des même femmes, portant ces amulettes et armés de machettes, de lances et de fusils de chasse faits maison. Ils n’ont peut-être pas les armes lourdes des Séléka, mais leur omniprésence fait de la campagne une zone interdite et mortelle pour les musulmans, dont on ne voit pas la moindre trace.

Dans la ville de Wikamo, des centaines de combattants anti-balaka lourdement armés émergent des maisons brûlées pour nous accorder une entrevue impromptue. Nous sommes entourés de combattants anti-balaka armés, dont certains sont des enfants de 12 ans, plus petits que leurs fusils faits maison.

Eric Zalo, le représentant des anti-balaka dans le village, nous explique qu’il a plus de 200 combattants armés sous ses ordres, et qu’ils ont formé le mouvement anti-balaka en réponse aux atrocités commises par les combattants Séléka majoritairement musulmans :

« Les anti-balaka sont exclusivement chrétiens, et notre but est de libérer la population chrétienne du joug des musulmans. Nous ne sommes pas un groupe rebelle. On ne fait que se battre contre la Séléka et protéger la population. »

Zalo nie le fait que ses hommes aient attaqué des civils musulmans, mais nous savons qu’il ment. La veille à peine, nous avons rencontré une femme musulmane dont le fils désarmé avait été tué dans ce même village quelques semaines auparavant.

Mon collègue Lewis Mudge a mené des enquêtes en République centrafricaine au moment où les violences contre les chrétiens faisaient rage. Dans cette guerre, aucun camp n’est irréprochable. Et nous avons rencontré trop de civils qui avaient été attaqués pour avoir commis le simple « crime » de croire dans la mauvaise religion.

Les déplacés

A Bossangoa, l’église catholique s’est transformée en un camp si densément peuplé qu’il est devenu difficile de circuler au milieu de la misère ainsi rassemblée : les personnes déplacées sont partout. A la suite des attaques de la Séléka, environ 40 000 personnes ont fui leurs maisons et cherché refuge et protection auprès de l’église catholique. L’air est vicié, chargé de fumée, d’odeurs âcres, de poussière et de bruit. Dans de minuscules tentes faites pour deux personnes, des familles entières s’entassent, et se serrent au milieu de leurs maigres affaires. Beaucoup dorment dehors.

Tente après tente, nous écoutons ces histoires de mort et d’horreur. Leonie Danta, 20 ans, qui allaite un nouveau-né, me raconte que quatre combattants de la Séléka ont emmené son mari, Jean-Baptiste, qui vivait à Bossangoa. Elle l’avait vu vivant en ville, à la base de la Séléka, et les avait suppliés de le relâcher, mais la Séléka l’a exécuté cette nuit-là, son corps a été jeté à la rivière et jamais retrouvé. Je m’arrête quand elle me dit qu’elle a six enfants. « Attendez une minute, quel âge aviez-vous lorsque le premier est né ? », lui ai-je demandé. « Je n’avais que 10 ans » a-t-elle murmuré. Elle m’explique qu’elle était en train de jouer dehors avec ses amis lorsqu’un homme est arrivé, l’a saisie par le bras, et l’a emmenée pour la violer. Elle est tombée enceinte et ses parents l’ont obligée à se marier avec son violeur. Je m’en vais, en me demandant ce qu’elle avait vraiment ressenti lorsque l’homme qui l’avait sauvagement brutalisée est mort.

Les gens sont ici littéralement pris au piège : s’éloigner de quelques pas du camp peut signer leur arrêt de mort. Souvent, lorsque des cultivateurs s’aventurent dans leurs champs, des combattants de la Séléka sont en embuscade, attendant pour les tuer. Un jour, un petit garçon a couru vers nous en criant que la Séléka venait juste d’exécuter son oncle. Nous avons mené notre enquête et découvert que l’oncle avait réussi à s’en sortir vivant, mais de peu. Il avait pénétré dans la partie musulmane de la ville pour aller récupérer un cochon égaré. Une femme musulmane déplacée s’est alors mise à hurler que ses parents étaient des combattants anti-balaka et a dit aux combattants Séléka postés non loin de là de le tuer. Nonchalamment, et sous les yeux horrifiés d’une équipe de télévison internationale, les hommes de la Séléka se sont mis à frapper l’homme sans pitié avec la crosse de leur fusil, puis ont sorti un long couteau pour l’égorger. Au dernier moment, il a réussi à s’échapper, évitant les balles qui pleuvaient sur lui.

La vie dans le bush

Des centaines de milliers de personnes ont été forcées de fuir leurs maisons et de se cacher dans les profondeurs du bush, où beaucoup meurent de maladie, de malnutrition et du manque d’eau potable. Dans la zone la plus affectée du pays, la province d’Ouham qui entoure Bossangoa, au moins 170 000 personnes ont fui leurs foyers.

A Ndjo, une ville qui vit habituellement du commerce de l’or, grande et pourtant déserte, nous demandons aux quelques habitants encore présents s’ils peuvent nous guider dans le bush jusqu’aux lieux secrets où ils se réfugient. Ils nous regardent d’un air sceptique : ils se demandent si nous sommes prêts à parcourir à pied 4 kilomètres de chemins étroits et à traverser la rivière avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils nous demandent de cacher notre voiture dans les profondeurs du bush pour qu’elle soit hors de vue de combattants de la Séléka qui viendraient à passer.

Au premier abri, nous rencontrons, le chef du village de Ndjo, Rafael Newane, un homme de 55 ans plein de dignité, le visage empreint d’une profonde tristesse. Il nous montre les tombes de deux de ses petits-enfants, Frediane Mobene, 9 mois, et Oreli Newane, 6 mois, qui sont morts de la malaria la semaine précédente, à trois jours d’intervalle, faute de soins. Ils forment deux petits monticules dans la terre rougeâtre.

Devant l’abri suivant, nous rencontrons Placide Yamingi, le médecin du village, qui a enterré sa sœur 48 heures plus tôt, morte elle aussi de la malaria. Il nous dit qu’il y a quatre ou cinq morts chaque semaine parmi les personnes déplacées de leur village. Malgré sa formation d’infirmier, il est incapable d’aider la plupart des malades et des mourants : les combattants de la Séléka ont pillé l’hôpital de Ndjo et ses pharmacies le 16 septembre 2013, laissant Yamingi sans médicaments. Il nous montre le petit kit médical qu’il a réussi à sauver, qui se réduit à un bandage et quelques outils de chirurgie. « Ici, on vit et on meurt comme des animaux », ajoute-t-il, parvenant à peine à contenir sa colère.

Nous leurs laissons tous les médicaments et le matériel de premiers secours que nous avons et revenons quelques semaines plus tard avec un modeste stock de traitements contre la malaria. Yamingi nous dit que nos collègues de Médecins sans Frontières ont mis en place une clinique mobile à Ndjo une fois par semaine, l’un des rares signes d’une aide humanitaire au milieu de toute cette souffrance.

Forces de maintien de la Paix

Au début du mois de décembre, la France décide d’intervenir militairement pour mettre fin au massacre dans son ancienne colonie. Elle déploie plus de 1 000 soldats dans le cadre de l’Opération dite Sangaris, nom d’une des variétés locales de papillon. Soudain, les avions de guerres français survolent bruyamment les villes de Bossangoa et de Bangui, envoyant un message fort aux seigneurs de guerre : les choses sont sur le point de changer.

Mais l’arrivée des soldats de la force Sangaris dans leurs tanks et leurs véhicules blindés coïncide avec l’explosion d’un cycle de violence encore plus meurtrier. En effet, les milices anti-balaka ont saisi ce moment pour lancer une offensive surprise contre la Séléka. En quelques jours, environ 1 000 personnes sont tuées dans la seule ville de Bangui. Des combattants de la Séléka et des anti-balaka ont été pris de la même folie meurtrière et se sont mutuellement attaqués en guise de représailles des crimes passés.

Les soldats français fraichement arrivés ont semblé sonnés par la violence. Ils devaient désarmer les milices Séléka et non pas s’interposer dans un conflit intercommunautaire. Ils ont minutieusement étudié la Séléka, mais semblent ne pas connaître grand-chose de ces mystérieux anti-balaka et ne savent pas comment s’y prendre pour les affronter.

Au début du mois de janvier 2014, la violence à Bangui et dans le reste du pays devient de plus en plus incontrôlable. En effet, les combattants Séléka commencent à abandonner leurs positions et à se regrouper à l’Est, laissant derrière eux la population civile musulmane sans défense et à la merci de la rage des anti-balaka et d’une population chrétienne en furie.

Presque tous les jours, des musulmans sont lynchés dans les rues de Bangui et leurs corps découpés en morceaux. Des villes et des quartiers entiers sont désertés par la population musulmane. Face à cette violence sidérante, la force Sangaris semble indécise. Elle est clairement dépassée, et semble douter des limites de son mandat.

La mission de maintien de la paix de l’Union Africaine est plus complexe encore. Connue sous le nom de Misca (Mission Internationale de Soutien en République centrafricaine sous conduite africaine), elle est constituée de 6 000 hommes originaires de huit pays africains.

Certains des hommes constituant cette force de maintien de la paix – en particulier ceux originaires du Rwanda et du Burundi – ont l’air de réellement comprendre la gravité de la situation et interviennent encore et encore pour essayer d’arrêter les massacres. Pour beaucoup de soldats rwandais, ce qu’ils voient et vivent en République centrafricaine les touche personnellement, leur rappelant ce qu’il s’est passé au Rwanda il y a 20 ans, pendant le génocide de 1994. La situation en RCA est différente, mais le niveau de haine et de violence communautaire ravive de sombres souvenirs.

Mais parmi les troupes de la Misca se trouvent aussi des soldats tchadiens, qui se positionnent souvent du côté des rebelles de la Séléka. En janvier, nous croisons un convoi tchadien de la Misca qui quitte Bangui en direction du Nord et apercevons dans le convoi plusieurs généraux haut-gradés de la Séléka en train d’être évacués. Peu après, une nouvelle vague de massacres, de mise à feu de village et d’actes de torture est commise par ces mêmes combattants de la Séléka.

Affronter la Séléka

Le colonel Saleh Zabadi, le commandant des forces de la Séléka à Bossangoa, est craint par tous pour sa cruauté. Quelques jours avant notre rencontre, je m’assieds avec trois hommes qui avaient survécu de peu à une rencontre avec le colonel. Des combattants de la Séléka avaient capturé sept hommes chrétiens qui revenaient d’un marché à l’extérieur de Bossangoa où ils étaient allés vendre des produits. Attachés et battus, les hommes furent présentés devant le Colonel Zabadi et son commandant, le Général Issa Yahya.

Sans même l’ombre d’un doute, le Colonel Zabadi accepta l’accusation de ses hommes : les commerçants ligotés étaient des combattants ennemis. « Allez les jeter dans la rivière », dit-il, ordonnant de noyer les hommes. Quatre sont morts. Les trois qui ont survécu nous ont raconté leur histoire. A présent, le Colonel Zabadi est assis à côté de moi, et nous sommes sur le point de lui présenter, ainsi qu’aus autres commandants de la Séléka, les preuves que nous avons collectées sur leurs crimes.

« Chaque jour, la Séléka tue des cultivateurs qui vont aux champs. Ils les chassent comme des animaux, cachés dans le bush pour leur tendre des embuscades. »

Un officier haut gradé, le Général Mahamat Bahr, chef des renseignements militaires de la Séléka, est arrivé à Bossangoa la nuit précédente après avoir survécu à plusieurs attaques de miliciens anti-balaka embusqués le long de la route. Il nous rejoint. Par chance, il se souvient de ma visite dans son camp rebelle en 2007, et rassure ses collègues de la Séléka : « Je sais que ces gars se soucient des musulmans ; ils ont déjà parcouru tout ce chemin pour nous rendre visite en 2007 ».

Le Général Bahr, le Colonel Zabadi et ses hommes m’écoutent attentivement pendant une demi-heure tandis que je leur explique, par l’intermédiaire d’un interprète arabe, les résultats de nos recherches concernant les attaques à grande échelle contre les musulmans. Ils font un hochement de tête en guise d’approbation. Puis vient le moment de parler des nombreuses atrocités commises par les hommes lourdement armés de la Séléka, assis tout autour de moi.

Je leur raconte ce qu’un agriculteur chrétien m’a dit la veille : « Chaque jour, la Séléka tue des cultivateurs qui vont aux champs. Ils les chassent comme des animaux, cachés dans le bush pour leur tendre des embuscades. Pas plus tard qu’hier, ils ont tué par balles une mère près de la rivière, et ont laissé son corps avec son bébé qui pleurait à côté. »

Je dis au Colonel Zabadi que nous avons connaissance de la noyade des commerçants : « Je sais que c’est vous qui avez donné les ordres, parce que certains des hommes ont survécu. »

L’ensemble du groupe semble se tendre d’un coup. Le Général Bahr sort une serviette pour essuyer les gouttes de sueurs qui perlent sur son visage. J’ouvre mon sac à dos, et déplie une douzaine de larges images satellites représentant des villages que la Séléka a brulés près de Bossangoa. Je les ai imprimées lorsque je suis rapidement rentré à Genève, où je vis. Je leur dis, « Tous ces points rouges ce sont les maisons que nous avez brûlées. Plus de 400 à Ben Zambé. Plus de 300 à Zéré. Pas une maison épargnée dans ce village, pareil pour celui-là. » Je dis aux hommes que ce sont des preuves directes qui pourraient être utilisées contre eux devant la Cour Pénale Internationale.

Tout est silencieux autour de nous. Acculé, le Colonel Zabadi ne nie pas nos accusations. Le lendemain, nous retournons sans prévenir à la base Séléka, et arrivons au beau milieu d’une discussion enflammée sur les « droits de l’homme » entre le Général Bahr, le Colonel Saleh et d’autres commandants de la Séléka. A la fin de l’échange, le Général Bahr ordonne aux combattants de se plier aux ordres des forces de maintien de la Paix françaises qui viennent d’arriver à Bossangoa, c’est-à-dire de rester dans leurs baraques, de rendre leurs armes et de demander la permission s’ils souhaitent se déplacer. Il conclut par ces mots : « C’est notre dernière chance. »

De façon surprenante et sous l’œil vigilant des forces de maintien de la Paix françaises et africaines, les hommes de la Séléka obéissent à l’ordre de ne pas quitter leurs bases. Pour cette nuit-là et dans cette seule ville, la terreur semée par la Séléka a sensiblement diminué. Dans le reste du pays, les tueries continuent.

Pris dans les tirs croisés

Ce 5 décembre, nous nous réveillons à Bossangoa aux bruits de nouvelles inquiétantes. La milice anti-balaka a lancé une vaste offensive sur la capitale, Bangui, et d’âpres affrontements ont lieu dans toute la capitale. Au bout de quelques jours, plus de 1 000 personnes ont déjà été tuées. L’inquiétude de notre chauffeur et de notre interprète qui ont des proches restés à Bangui peut se lire sur leur visage. La nouvelle de la mort à Bangui du Général Yaya tombe rapidement, cela ne fait qu’augmenter la tension déjà palpable.

A la maison de l’Imam de Bossangoa, nous rencontrons Oumar Abacar, un jeune berger Peul qui a été blessé par balle au genou dans une attaque anti-balaka et dont la blessure est sérieusement infectée. Nous l’emmenons à l’hôpital pour qu’il reçoive des soins. Alors que nous le raccompagnons chez l’Imam peu après midi, des combattants de la Séléka lourdement armés arrivent et nous nous retrouvons pris au milieu d’une fusillade lorsque des anti-balaka entre dans Bossangoa.

La bataille de Bossangoa a commencé. Avec des centaines de civils, nous courons nous réfugier à la base des forces de maintien de la paix africaines, dont la sécurité reste toute relative, au milieu des tirs et des explosions. Pendant, quatre heures, la bataille fait rage. Alors que les combats s’intensifient, un commandant de l’opération de maintien de la paix se distingue par son souci de sauver des vies civiles. Le Capitaine congolais Wilson réunit ses troupes avec une rapidité et un courage remarquables, les déploie tout autour de la ville pour protéger aussi bien les dizaines de milliers de personnes déplacées regroupées près de l’église catholique que la population musulmane dans le quartier de Boro de Bossangoa qui risque de subir les représailles de la milice anti-balaka.

Le lendemain matin, nous retournons dans le quartier de Boro et découvrons une communauté déplacée en deuil. En une nuit, au moins 7 000 musulmans ont quitté leurs foyers et sont désormais réfugiés dans l’école municipale de Bossangoa, l’Ecole Liberté, très bien protégée.

L’Imam est occupé à réciter des prières pour les vies perdues, et des hommes que nous connaissons depuis des mois sont assis autour de lui, en sanglots. L’un d’eux nous fait part d’une affreuse nouvelle en murmurant : Oumar Abacar, le berger Peul, a été tué. Avec son genou estropié, il n’avait aucune chance de s’échapper.

Les enfants de la guerre

Les troupes françaises arrivent à Bossangoa après cette terrible bataille, et l’atmosphère en ville se fait encore plus tendue. Nous nous rendons à nouveau à la base des Seleka, où le Général Bahr est aux commandes. Je remarque un jeune garçon, âgé d’une douzaine d’années tout au plus, debout parmi les combattants. Il détourne le regard, tentant en vain de faire en sorte que je ne le remarque pas.

Il est courant de voir des enfants soldats parmi les rangs de la Séléka, et ils deviennent hostiles lorsque vous leur demandez leur âge. Ils savent qu’ils ne sont pas censés être là. « J’ai 43 ans » déclare un combattant de la Séléka qui avait assurément moins de 15 ans. Son fusil automatique nous fait comprendre qu’il ne répondra à aucune autre question. Encore plus d’enfants semblent avoir été recrutés dans le camp des anti-balaka. Des villages entiers, dont des enfants de moins de 11 ans, ont été armés. Dans un village, nous rencontrons des groupes de jeunes garçons armés de machettes et de fusils de chasse et un petit garçon qui porte un T-shirt de l’UNICEF et un pistolet.

À la base des Séléka, nous emmenons le jeune garçon que nous avons trouvé parmi les combattants de la Séléka pour le présenter au Général Bahr et à ses commandants, occupés à prendre le thé. Je leurs rappelle que c’est un crime de recruter des enfants soldats. Le Colonel Zabadi, le commandant de Bossangoa, se lève d’un bond et tord le bras du garçon pour faire passer son coude derrière sa tête. Le manque de souplesse des articulations du jeune homme prouverait qu’il est assez vieux pour combattre. C’est un test bien curieux et loin d’être scientifique, et de toute façon le garçon y échoue.

« OK, il est fort petit, mais il a perdu toute sa famille des mains des anti-balaka, et il veut être avec nous », soutient le Général Bahr. « Il n’a plus personne pour prendre soin lui. » Le garçon confirme que des anti-balaka ont attaqué leur camp de pâturage quelques semaines auparavant et ont tué son père, sa mère, ses frères et sœurs ainsi que la plupart de sa famille élargie. Il est petit et jeune, mais vivre aux côtés de ces hommes endurcis lui semble être la seule option.

Après une longue discussion, les combattants de la Séléka acceptent finalement de laisser le garçon à la garde de l’Imam de Bossangoa, pour qu’il puisse grandir parmi des civils. Mais ce ne sont pas seulement les nombreux enfants armés qui nous inquiètent. Lors les scènes de lynchages les plus brutales qu’ait connue Bangui, nous avons souvent remarqué parmi les spectateurs de jeunes enfants qui regardaient des êtres humains se faire couper en morceaux. Quel effet auront ces images sur eux ? Ils grandiront sûrement avec ces cicatrices.

L’enfer de Bangui

Les registres de décès de la morgue de Bangui se lisent comme un chapitre de l’Enfer de Dante, des pages et des pages de personnes tuées à la machette, torturées, lynchées, tuées par balles, par des explosions, brulées. L’odeur pestilentielle des morts empêche d’ailleurs d’y rester trop longtemps. Si les corps ne sont pas réclamés par des proches, ils sont généralement jetés dans des fosses communes.

Après la démission forcée du Président Michel Djotodia le 10 janvier, les forces de la Séléka fondent comme neige au soleil et laissent les musulmans du pays à la merci de la furie des combattants anti-balaka, d’une hostilité virulente à l’égard des musulmans.

En trois semaines, en janvier 2014, nous avons assisté à une douzaine de lynchages et de tentatives de lynchages de musulmans à Bangui. Un soir, un homme qui tente d’échapper à une foule voulant le lyncher vient se réfugier derrière notre véhicule. Nous nous retrouvons du même coup interposés entre lui et la foule, jusqu’à ce que nous réussissions à courir avec lui jusqu’à une base rwandaise de troupes maintien de la paix. A de nombreuses autres occasions, nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus que de regarder et de recueillir avec horreur des informations sur les corps littéralement déchiquetés par la foule.

Un jour, en chemin pour l’aéroport, nous passons devant une foule qui vient de lyncher deux commerçants musulmans. Les combattants anti-balaka sont occupés à mutiler les corps alors que des troupes françaises sont stationnées cinquante mètres plus loin.

Des enfants regardent la scène, et beaucoup de gens filment avec leurs téléphones. Lorsque nous reculons, horrifiés et préoccupés par notre propre sécurité, les tueurs rient et tentent de nous rassurer. « Vous pouvez rester et continuer à filmer – On n’a pas encore fini », se vantent-ils. Nous nous éloignons car nous ne voulons pas cautionner ce genre d’actes de barbarie.

Le Commandant des forces françaises de maintien de la paix, le Général Soriano, me passe un coup de téléphone quelques heures plus tard, énervé que j’aie critiqué ses hommes sur Twitter, restés passifs devant la mutilation des corps. « Nous sommes assez occupés à protéger les vivants, et ils étaient déjà morts », se défend-il. Mais les Conventions de Genève stipulent que la mutilation d’un corps est un crime de guerre, et le Général Soriano m’affirme à la fin de notre échange que ses troupes agiront différemment la prochaine fois.

Nous n’avons pas eu à attendre longtemps. Quelques jours plus tard, la nouvelle Présidente par intérim, Catherine Samba-Panza, entame son discours de cérémonie pour la relance de l’armée nationale en disant aux soldats en uniformes assemblés devant elle combien elle est fière de les voir de nouveau au travail.

Nombre d’entre eux ont fui et déserté l’armée sous l’ère Séléka parce que ceux-ci les abattaient sans autre forme de procès. Juste après que la présidente par intérim a quitté la cérémonie, une foule nombreuse de soldats en uniforme a brutalement lynché un combattant soupçonné d’appartenir à la Séléka, puis ont découpé son corps en morceaux avant de le brûler dans la rue, sous les yeux des dignitaires et des médias réunis.

Les soldats français arrivent alors et, comme l’avait promis le Général Soriano, se déploient pour protéger le corps maintenant calciné. Dans un moment surréaliste, un jeune homme avance vers les soldats français, tenant à la main la jambe de la victime. Les jeunes soldats français suffoquent devant cette scène d’horreur. Ne sachant que faire d’autre, ils ordonnent à l’homme de poser la jambe à terre et de partir. A l’heure actuelle, il n’y a pas une prison qui fonctionne à l’échelle du pays ; il leur est donc impossible d’arrêter l’homme qui brandissait la jambe.

Quartiers en ruines

Il n’y a pas que des personnes qui meurent dans le conflit centrafricain. Des quartiers entiers s’éteignent. A la fin du mois de janvier, nous nous sommes retrouvés à PK13, un quartier musulman en périphérie de Bangui, au milieu d’une effusion de pillages et de destruction. Alors que nous traversons le quartier en voiture, nous remarquons sur le bord de la route des troupes de maintien de la paix rwandais et nous arrêtons pour leur demander ce qu’il se passe. Nous apercevons un groupe de 36 musulmans sous la protection des rwandais ; ce sont les derniers survivants de ce quartiers normalement florissant. « Les anti-balaka sont venus et nous ont attaqués ce matin avec des armes automatiques et des grenades », nous dit l’un d’eux. « Ils voulaient tous nous tuer, et maintenant ils ravagent nos maisons. »

« Nous ne voulons plus de musulmans dans notre pays. Nous allons tous les exterminer, ce pays appartient aux chrétiens ! »

Nous avançons au milieu de scènes irréelles de pillage et de destruction. Des centaines de personnes non-musulmanes descendent dans les rues pour emporter ce qu’il reste de ce quartier anéanti. Les voleurs sont partout, ce sont des anti-balaka armés de machettes, mais aussi des femmes et même de jeunes enfants. Des incendies brûlent tout autour de nous, puisque les voleurs mettent le feu à tous qu’ils ne peuvent emporter. Le quartier se remplit ainsi d’une fumée âcre. Le bruit est assourdissant, des centaines de marteaux s’abattent afin de prendre les toits de taule, les portes et les fenêtres des maisons des musulmans. Les gens s’encouragent mutuellement dans une ambiance presque joviale, enivrée. « Volez ! Volez ! Aujourd’hui c’est à notre tour de voler ! », crient-ils. « Nous nous vengerons ! », nous lance un autre homme qui s’éloigne les bras chargés d’objets volés.

Sous nos yeux, une foule de combattants armés de machettes démolissent la mosquée principale. Soudain, l’ambiance devient menaçante. Ils nous encerclent et nous vomissent leur haine. Agitant leurs machettes, ils nous crient : « Nous ne voulons plus de musulmans dans notre pays. Nous allons tous les exterminer, ce pays appartient aux chrétiens ! ».

Les troupes de maintien de la Paix africaines, en infériorité numérique, essayent d’empêcher le pillage en tirant des coups de feu en l’air pour disperser les voleurs qui retournent à leur besogne quelques minutes plus tard. Les soldats ont mis en place quelques checkpoints pour confisquer les biens volés et les armes, mais leurs efforts sont une goutte d’eau dans l’océan: les pilleurs les contournent aisément, car ils sont bien plus nombreux.

A la tombée de la nuit, les 36 musulmans, dont la plupart sont des femmes et des enfants, sont toujours là, protégés par les soldats rwandais. Les miliciens anti-balaka qui se trouvent de l’autre côté de la rue me disent « Si vous ne les sortez pas de là, nous les tuerons cette nuit. »

Nous allons voir les soldats français qui stationnent un kilomètre plus loin. Ils sont mieux équipés et nous tentons de les convaincre de venir évacuer les musulmans pris au piège. Ils sont sceptiques : « Ici, on ne veut pas que les gens croient que nous choisissons un camp », disent-ils. Je les menace de faire un scandale s’ils abandonnent les musulmans à leur destin. Ils appellent leur commandant avec réticence et reçoivent l’ordre de venir en aide aux derniers musulmans de PK13.

De retour dans le quartier de PK13, les musulmans se précipitent désespérément pour essayer de charger en quelques minutes dans les camions militaires français quelques affaires ayant échappé aux pilleurs. Ces musulmans auront la vie sauve cette nuit, mais nous savons tous que le quartier dans lequel nous les emmenons est susceptible de se faire attaquer également. Lorsque nous retournons à nouveau dans le quartier de PK13 quelques jours plus tard, tout est mort. Toutes les maisons ont été dépouillées, il ne reste que les murs. Il plane un silence d’épouvante. Tout à coup, nous sommes surpris par un combattant anti-balaka qui passe par là en pointant son AK-47. Il cherche à attaquer des musulmans dans le quartier d’à côté. Au milieu de la destruction, je pense à toutes les histoires vécues ici, aux relations de voisinage détruites à jamais, et je prends conscience que des quartiers peuvent aussi mourir.

Reportage en temps réel

Le plus grand défi auquel nous sommes confrontés en République centrafricaine n’est pas de travailler quotidiennement dans un pays ravagé par la guerre. Nous sommes habitués au mauvais état des routes et au camping sauvage, et nous nous contentons de restes en guise de repas lorsque c’est nécessaire. La violence horrifiante et la souffrance que nous voyons tous les jours est déchirante, mais ce n’est pas la partie la plus difficile de notre travail. Notre tâche la plus ardue est de faire en sorte que le monde s’intéresse à ce qu’il se passe dans un endroit dont peu de gens connaissent l’existence, et que les gens se mobilisent pour faire cesser les massacres.

A quelques exceptions près, il n’y a pas l’ombre d’un média international au milieu du carnage. Nous essayons donc de faire passer le message nous-mêmes. Nous décidons de twitter la guerre en direct.

Pour twitter depuis une zone de conflit sans électricité ou réseaux de téléphonie mobile, il faut une valise pleine d’outils électroniques : nous avons besoin de générateurs, de chargeurs de batterie, de téléphones satellite et d’un accès satellite à internet pour partager de façon constante le flot des photos qui témoignent des évènements dramatiques qui se déroulent sous nos yeux. Tous les jours, nous nous levons à 4 heures du matin pour poster des douzaines de tweets et d’images des évènements de la veille, profitant que tout le monde est encore endormi pour bénéficier d’une connexion internet plus rapide, avant de débuter une nouvelle journée de recherches. Les images de Marcus Bleasdale sont suivies sur Instagram. Nous twittons tous les deux comme des fous.

Très vite, tous les décideurs politiques, les humanitaires et les journalistes intéressés par la situation, ainsi que des centaines de personnes ordinaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays qui veulent aider à changer la situation, s’abonnent à nos fils d’actualité sur les réseaux sociaux. Mon téléphone est inondé d’appels de journalistes qui veulent plus d’informations sur le dernier massacre, et de diplomates qui réclament des briefings détaillés.

Les tweets sur le modèle des haiku japonais sont très efficaces, mais irritent parfois les diplomates internationaux lorsque j’utilise les tweets pour les inciter publiquement à en faire davantage. Nous avons un autre outil analytique dans notre arsenal, nos « yeux dans le ciel ». En effet, nous utilisons l’imagerie satellite accessible commercialement pour cartographier les destructions massives engendrées par les combats et pour montrer les villes et villages totalement détruits par les incendies volontaires des Séléka et des anti-balaka. Dans un pays de la taille de la France dont les routes sont ravagées, l’analyse de l’imagerie satellite nous permet d’évaluer ce qu’il se passe dans des endroits où nous ne sommes pas encore allés et de fournir une illustration poignante des endroits que nous avons visités. Une image satellite, comme n’importe quelle image, vaut mille mots.

Les héros

Il est difficile de trouver des lueurs d’espoir au milieu des tueries et de la souffrance. Dans les rues, c’est souvent la haine qui règne, et les spectateurs semblent se réjouir de la violence, des pillages et de l’humiliation ultime de leurs anciens voisins. Les actes de bonté et d’humanité sont rares. C’est pourquoi les rares individus qui osent s’opposer à la brutalité de la violence nous paraissent d’autant plus extraordinaires.

Le Père Jean-Xavier Fagba, le prêtre catholique de la ville de Boali, située à 80 kilomètres au nord de Bangui, n’a pas hésité une seconde lorsque des anti-balaka sont entrés dans la ville en janvier et ont commencé à attaquer la population musulmane. Il s’est mêlé aux combattants et a personnellement escorté les musulmans menacés jusqu’à son église pour les placer sous sa protection. Ils y sont restés six semaines, jusqu’à ce qu’un convoi de camions de marchandises les évacue vers le Cameroun en mars.

Un dimanche de janvier, nous faisons une halte à l’église de Boali pour écouter la messe du Père Fagba. Les musulmans attendent dehors pendant que la congrégation célèbre la messe. Alors qu’il est régulièrement menacé par les anti-balaka, le sermon du Père Fagba reste inébranlable et sans compromis. « Etre chrétien, ce n’est pas seulement être baptisé dans notre église », prêche-t-il, « C’est suivre l’exemple de Jésus, qui nous a enseigné l’amour et la réconciliation. Pensez-vous que Jésus aurait tué son voisin ? ».

« Il a essayé de s’enfuir quand je me suis approché », raconte le père Kinvi. « Il pensait que j’étais un anti-balaka venu le tuer. »

Puis c’est l’heure pour les paroissiens d’échanger des poignées de mains. Mais au lieu de demander aux membres de la congrégation de serrer la main de la personne qui se trouve à côté d’eux, le Père Fagba les conduit à l’extérieur et bénit les musulmans déplacés rassemblés devant lui, les invitant à se joindre à ce geste de paix. Dans toutes les villes que nous visitons, les seules forces capables de protéger les communautés musulmanes vulnérables semblent être les prêtres et les nonnes catholiques. A Bossemptélé, à 297 km au nord-ouest de Bangui, des centaines de musulmans sont rassemblés à la Mission Catholique, dont l’hôpital est rempli de blessés, à la fois chrétiens et musulmans. A l’hôpital, nous rencontrons Mamadou Oumaru, un garçon de 12 ans que les anti-balaka ont essayé de tuer à coups de machette. Son bras droit a été sectionné.

Le Père Bernard Kinvi, le prêtre togolais qui dirige cet hôpital, a passé des jours à chercher des survivants musulmans après que plus de 80 ont été tués par les anti-balaka à la fin du mois de janvier. Des jours après le massacre, il a encore découvert des survivants cachés et terrorisés. Cinq jours après le massacre, il trouva Iyasa, abandonné près d’une rivière non loin de là, un enfant de douze ans atteinte de polio qui avait survécu. « Il a essayé de s’enfuir quand je me suis approché », raconte le père Kinvi. « Il pensait que j’étais un anti-balaka venu le tuer. »

Le Père Kinvi semble imperturbable malgré l’énorme fardeau qui pèse sur ses épaules et sur celles des prêtres et des nones avec qui il s’affaire pour prodiguer des soins. Il hausse les épaules face aux menaces qu’il reçoit des anti-balaka. Il est plein de sourires et d’une tendresse rassurants. Lorsqu’on lui demande d’où il tire son énergie et son courage il répond : «Tout au long de ma vie religieuse, j’ai attendu le moment où ma foi serait mise à l’épreuve pour en tester la force. Ce moment est venu, et c’est une bénédiction. »

Au milieu de la crise, il n’y a pas que les religieux qui se battent pour la dignité humaine. Même si la réponse humanitaire des Nations Unies est faible, les équipes médicales de Médecins sans Frontières (MSF) et le personnel local du Comité International de la Croix Rouge sont partout où nous allons, ils soignent les blessés et les malades, et enterrent les morts avec tout le respect qu’ils méritent. Un jour de décembre, au plus fort de la crise près de Bossangoa, nous roulons des heures durant sur des routes désertes et ne croisons que des groupes de gens rassemblés qui attendent patiemment l’arrivée de la clinique médicale mobile qui passe une fois par semaine.

En janvier, nous arrivons au village de Boyali, situé à 120 kilomètres au nord de Bangui. Les volontaires de la Croix Rouge sont occupés à enterrer les corps des victimes de plusieurs séries de massacres. Armés de leurs masques et de leurs gros gants en caoutchouc, ils se chargent avec dignité et humanité d’une besogne que personne ne leur envie : localiser et enterrer les corps en décomposition des victimes de violence communautaire.

André Ngaisenne, le Président de la Croix-Rouge locale, handicapé à la suite d’une maladie dans son enfance, nous fait parcourir Boyali de son pas claudiquant. Il nous montre patiemment où ils ont trouvé et enterré les victimes en suivant les notes minutieuses qu’il a prises dans son carnet pour raconter les détails des vies perdues : ici il y a un prêtre chrétien qui a été décapité par les rebelles de la Séléka ; là en face de la mosquée, l’on discerne les contours sanglants de l’endroit où trois femmes et deux enfants ont été découpés jusqu’à ce que mort s’en suive par les anti-balaka. Alors que nous déambulons avec cet homme courageux, nous voyons les villageois baisser honteusement la tête, pleinement conscients de ce qu’il est en train de nous raconter.

L’exode

Halima, une jeune femme de 25 ans de confession musulmane, ne peut retenir ses larmes. C’est la deuxième fois que nous la rencontrons dans la ville de Bossemptélé, à 298 kilomètres au nord-ouest de Bangui.

Lorsque nous l’avions rencontrée pour la première fois deux jours plus tôt, Halima m’avait raconté que son mari et son beau-père faisaient partie des victimes du massacre de janvier, et qu’elle était sans nouvelles de ses trois jeunes enfants depuis qu’ils avaient fui leurs assassins. Elle ne savait pas s’ils étaient morts ou vifs. Lors de notre première entrevue, il y avait toujours 270 musulmans à Bossemptélé qui vivaient dans l’église catholique. Quarante-huit heures plus tard, il ne restait plus que 80 musulmans à l’église, uniquement les plus faibles : pour la plupart, des femmes, des enfants et des personnes handicapées.

Pendant ce temps, un convoi de camions de marchandises escortés par des forces de maintien de la paix africaines était passé par là. Ceux qui en avait la force ont saisi leur chance et se sont précipités dans les camions avec le peu d’affaires qu’ils avaient réussi à sauver. Dans le chaos, des parents ont abandonné les enfants qui présentaient des infirmités, et certains hommes ont laissé derrière eux femmes et enfants.

Pour Halima, qui avait cessé de manger et qui était maigre comme un clou, la seule issue semblait être la mort. « Il n’y a personne pour m’aider », me dit-elle en pleurant, pendant que le prêtre catholique de la ville essayait de la réconforter. « Je n’ai pas eu la force de monter dans les camions, et personne ne m’a aidée. J’ai continué à crier pour qu’ils me prennent alors qu’ils s’en allaient, et ils sont partis sans moi ». En mars, partout où nous nous rendons en empruntant les routes délabrées de la République centrafricaine, c’est le désert. Des communautés musulmanes, rayées de la carte par les anti-balaka. A Bekadilli, nous découvrons une mosquée ravagée, des centaines de maisons de musulmans détruites et nous trébuchons sur des restes humains qui jonchent le sol devant la mosquée. Les derniers villageois non-musulmans nous fuient du regard honteusement. Ils savent quelles horreurs se sont déroulées ici. A Baoro vivaient au moins 4 000 musulmans, la majorité de la population de la ville. La dizaine de mosquées était le signe de leur richesse. Il n’en reste pas une seule.

La violence à l’encontre des musulmans est sans fin. A Bossemptélé, nous apprenons que le dernier musulman à Mbaiki, Saleh Dido, a été assassiné. On lui a tranché la gorge alors qu’il essayait de fuir pour rejoindre le poste de police. Trois semaines auparavant, Samba-Panza et le Ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s’étaient rendus à Mbaiki, la principale ville du sud-ouest du pays, et avaient déclaré que c’était un « symbole du vivre ensemble et de la réconciliation ».

Après quatre mois de voyage, nous sommes confrontés à l’exode sans précédent d’une grande partie de la population musulmane du pays, aboutissement d’une année de terreur et de souffrance. Il n’y a encore aucun signe de vivre ensemble et de réconciliation.

Echapper au cauchemar

Les réfugiés qui ont fui la violence brutale de la République centrafricaine peuvent voir, de l’autre côté de la rivière qui sépare la RCA du Cameroun, les hommes qui veulent encore leur mort. Pourront-ils un jour rentrer chez eux ?

Entre décembre 2013 et octobre 2014, 187 000 personnes ont fui la RCA et ont trouvé refuge au Cameroun, au Tchad, en République Démocratique du Congo et au Congo Brazzaville voisins. Au total, on parle de 850 000 personnes déplacées, à l’intérieur de la RCA ou à l’étranger, soit 20% de la population du pays. Le Cameroun accueille la majeure partie des réfugiés – plus de 135 000 personnes selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (UNHCR).

Les camps de réfugiés se situent dans les régions les plus isolées du Cameroun, à des heures de route des villes de l’est les plus proches.

En octobre, j’ai roulé à travers des forêts interminables avant de me retrouver soudain au milieu d’un champ de tentes en plastique blanc s’étendant à perte de vue. Il existe une douzaine de camps de ce genre. Le profil ethnique des personnes qui s’y trouvent est la preuve s’il en fallait une du degré de ciblage de la campagne brutale menée par les anti-balaka. Avant le conflit, l’on estimait que les musulmans Peuls, une communauté ethnique traditionnellement nomade, représentaient moins de 1% de la population de la RCA, soit environ 300 000 personnes (la population musulmane totale, quant à elle, constitue moins de 15% de la population). Mais dans pratiquement tous les camps de réfugiés du Cameroun, environ 90% de la population sont des peuls. Selon l’UNHCR, les Peuls constituent 98% de la population du camp de Timangolo qui compte 6 200 réfugiés. Au camp de Mbile, qui abrite plus de 9 500 réfugiés, 93% sont des Peuls. La majorité des autres personnes sont des commerçants musulmans d’origine arabe.

Au camp de Gbiti, j’ai rencontré Mamadou Bouba, un gardien de bétail Peul de 33 ans originaire de Bossemptélé. Son corps porte les cicatrices de sa rencontre avec les anti-balaka : une entaille profonde sur le crâne et d’autres dans le dos. Il a perdu son pouce qui a été tranché alors qu’il essayait de se protéger des coups de machettes, nous dit-il. Il nous a dit qu’il avait fui Bossemptélé en janvier avec ses 50 vaches et avec une centaine d’autres personnes, après que les anti-balaka ont attaqué la ville et tué environ 80 de ses voisins. Tandis qu’ils fuyaient à travers le bush, le groupe a été attaqué à plusieurs reprises, mais la plupart a réussi à passer la rivière Kadei, qui marque la frontière entre la RCA et le Cameroun.

Quand on lui a demandé s’il imaginait retourner un jour chez lui, Bouba frémit et eu un petit rire discret en guise de réponse à notre suggestion farfelue. « Jamais », nous répondit-il. « Je ne peux même pas penser au fait de rentrer. J’ai échappé à ce cauchemar. Je n’y retournerai pas. »

Pour les réfugiés Peuls, l’avenir semble bien sombre. Ils ont perdu leurs moyens de subsistance, et les chances de pouvoir renouer avec leur mode de vie traditionnel sont maigres. Leurs vastes et irremplaçables troupeaux ont été massacrés. Leurs chances de pouvoir simplement traverser la frontière pour retourner en RCA semblent tout aussi maigres : la majeure partie de l’ouest du pays reste une zone interdite pour les musulmans, étant donné la présence toujours très forte des anti-balaka. Et il semble fort lointain, le jour où les forces de maintien de la paix des Nations Unies rétabliront la sécurité.

Les associations humanitaires, sous-financées et débordées, font un travail remarquable pour essayer rendre la vie des réfugiés aussi digne et confortable que possible. Les camps sont construits et organisés avec précaution, de façon à en assurer la sécurité. L’on s’efforce, par exemple, de prévenir la violence basée sur le genre en s’assurant qu’il y ait des installations sanitaires et des endroits sûrs pour les femmes et les enfants ou l’on s’assure que des femmes fassent partie des représentants en charge de la gestion du camp.

Mais les défis qu’il reste à relever sont nombreux. La vaste majorité des Peuls sont illettrés et n’ont pas reçu d’éducation. Envoyer leurs enfants – dont beaucoup sont adolescents – à l’école pour la première fois est donc un processus difficile. Les organisations humanitaires expriment leur préoccupation quant à l’explosion probable du taux de mariage d’enfants dans les camps – un problème déjà endémique en RCA. Les humanitaires ont également la lourde et difficile tâche d’assurer la bonne cohabitation entre les réfugiés et les communautés hôtes – déjà très défavorisées –, dans le but de prévenir les conflits autour des ressources de base.

Mais le plus important reste de répondre au besoin urgent de créer les conditions favorables au retour des réfugiés, de façon volontaire et en toute sécurité. Pour ce faire, il faut d’abord rétablir la sécurité en République centrafricaine. La mission de maintien de la paix des Nations Unies, appuyée par les forces française et européenne, devront agir avec force pour protéger les civils et tenir leurs positions quand les combattants de la Séléka ou les anti-balaka menaceront la population, mission d’autant plus difficile qu’ils ne peuvent s’appuyer sur aucune force de sécurité locale. Les ex-soldats de l’armée nationale et les gendarmes locaux ont déserté ; beaucoup ont rejoint les anti-balaka dont les postes de commandement sont pratiquement tous occupés par d’anciens commandants de l’armée et de la police. Mais réorganiser et réarmer l’armée est une option considérée comme trop risquée pour le moment.

Beaucoup de soldats de la Séléka veulent faire partie de la nouvelle armée, mais la liste horrifiante des abus qu’ils ont commis et l’hostilité qu’ils risquent de générer au sein de la population rendra leur intégration difficile. Tout effort entrepris pour constituer une nouvelle force de sécurité dans le pays, aussi essentiel que cela puisse être, exigera que des enquêtes soient menées sur les personnes qui la constitueront et que les personnes qui ont commis des crimes soient écartées de ce processus.

Dans la même veine, un retour à la normale en RCA requiert que justice soit rendue, pour les crimes commis ces deux dernières années mais aussi pour les crimes commis depuis par le passé. En 2004, le gouvernement a porté devant la Cour Pénale Internationale (CPI) les crimes commis lors de la tentative de coup d’état de 2002. Aujourd’hui, la CPI juge l’ancien Vice-Président du Congo voisin, Jean-Pierre Bemba, dont les troupes avaient appuyé la tentative de coup d’état de François Bozizé et commis de graves crimes, comme l’usage de la violence sexuelle à grande échelle contre des civils. Cependant, à part ce procès toujours en cours, l’impunité règne en RCA depuis plus d’une décennie, et ceux responsables de crimes restent impunis.

La Présidente par intérim de la RCA, Catherine Samba-Panza, a fait appel à la CPI en mai pour juger les crimes commis pendant le conflit en cours. Le Procureur de la CPI a annoncé en septembre que son bureau ouvrirait une enquête dans le pays pour les crimes graves commis depuis aout 2012. Pour les victimes, c’est l’une des meilleures chances pour que justice soit faite. Mais étant donné les capacités limitées de la CPI – qui a des affaires en cours dans sept autres pays, ne peut prendre en charge qu’un nombre limité d’affaires et a récemment subi des pressions et des critiques concernant sa gestion de l’affaire des violences au Kenya en 2007 – ne peut être la seule réponse.

Les poursuites devant la justice nationale seront essentielles. Le système de justice national doit se remettre en marche et être renforcé par des experts internationaux pour juger les crimes de guerre et crimes contre l’humanité – ce qui requiert un engagement sur le long-terme. Le gouvernement intérimaire et ses partenaires internationaux doivent prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que le système de justice puisse mener des enquêtes sur les crimes commis par toutes les parties au conflit de façon impartiale, efficace, indépendante et sûre. Cela aura pour effet de restaurer la confiance dans l’état de droit et les institutions nationales, que le peuple centrafricain a perdue.

Soyons réalistes : cela prendra des années pour panser les plaies ouvertes par la violence commise à l’encontre du peuple de la RCA durant les 18 derniers mois, et pour arriver à faire régner un climat de stabilité qui permettra le retour en toute sécurité des réfugiés. Pendant ce temps au Cameroun, les réfugiés sont encore aux prises avec la violence dont ils ont souffert au cours de la dernière année. Beaucoup n’en reviennent toujours pas d’avoir survécu.

Sources

Produit par l’équipe de documentaire vidéo de Human Rights Watch

Cinématographie: Marcus Bleasdale, Thierry Messongo, Tim Grucza & Peter Bouckaert
Design: Fruitmachine